« Le covid 19, agent de l’État-providence ? », telle est l’une des interrogations posées par Albert Anouilh lors de sa communication sur "Les ambiguïtés du Caducée, Aspects socio-historiques (1776-1892) » à l'occasion de l'Assemblée générale du Comité régional d’histoire de la Sécurité sociale Midi-Pyrénées (CRHSSMP) le 10 juin 2021. Nous reproduisons ci-après les principaux éléments de réponse apportés par le Directeur honoraire de la MSA de l’Ariège. Ses points de vue inhabituels, s’ils peuvent susciter le débat, s’appuient sur une importante recherche :
« La pandémie interroge l’État, la santé publique, la médecine et les médecins.
- L’État parce qu’il administre des lois de police qui tiennent lieu de thérapeutique ; puis, lorsque les vaccins sont disponibles, dicte la stratégie de la vaccination.
- La santé publique : l’expression d’urgence sanitaire la rapproche, en ces temps d’extrême péril, de son étymologie : le salut public. La santé publique retrouve le sens historique dont elle se croyait affranchie : la lutte contre les épidémies et l’énigme de la contagion qui divisèrent la pensée médicale du XIXe siècle.
- Les médecins : quelque temps abandonnés à des opinions conjecturales, à des hypothèses erratiques et querelleuses, comme leurs confrères du XIXe siècle, ils ont été sauvés par les laboratoires et les vaccins, mais restent démunis de moyens curatifs.
Le covid actualise une hantise que l’on croyait conjurée et archivée pour toujours : la réapparition, dans nos pays postmodernes, hygiéniques et surmédicalisés, de ce spectre moyenâgeux, l’épidémie, qu’on croyait réservée à des peuples moins heureux, et de ses séquelles maléfiques : un corps collectif pathogène, un climat de peur et de suspicion, un risque de débâcle économico-sociale, une crise du savoir médical et la renaissance de l’empirisme. Face à l’extension du fléau, l’arsenal médical est bloqué. Une partie auxiliaire du système hospitalier monte en première ligne et se trouve placée en dangereuse suractivité : les services de réanimation forment la ligne de front qu’il ne faut pas laisser enfoncer. Tous les autres services sont à l’arrêt. La médecine libérale se trouve mise hors-jeu. Des cabinets médicaux sont fermés. Les médias tournent à plein régime, où des mandarins compétitifs prodiguent leurs avis. Ainsi -du moins au début- s’est passé le temps de l’ignorance et de l’angoisse, qui fut celui de la crainte pour soi et pour tous, de soi et de tous. Les populations redécouvrirent spontanément les gestes immémoriaux de fuite ou de réclusion. Cito, longe (fugeas), tarde (redeas). Vite, loin (fuis au loin), tard (revient tard), disait l’antique adage hippocratique.
Pourtant, la contagion est génératrice de solidarité. C’est par le jeu des contacts individuels que s’effectue l’expansion de la maladie. Solidarité négative, certes, mais dans laquelle le pastorien Émile Duclaux (1840-1904) voit le fondement du solidarisme. Le malade participe d’une communauté condamnée à se défendre collectivement et solidairement. Le seul fait de la maladie signe sa contribution à la protection de tous ; sa qualité de patient n’obère pas en lui sa capacité d’« agent d’enseignement » et de terrain d’expérience. Léon Bourgeois* voyait en Pasteur un éminent fondateur du solidarisme.
Ainsi s’explique le dilemme étatique de la « dictature sanitaire », sa double lecture de la situation présente :
1°) en organisant la déprogrammation des soins individuels au bénéfice des victimes du covid, ne porte-t-elle pas atteinte à un principe fondamental de santé publique : l’égal accès aux soins de tous, et ne justifie-t-elle pas une action tant du chef de préjudice individuel réparable que de rupture d’égalité devant les charges publiques ?
2°) elle marque une option de santé publique qui fait de la lutte contre le covid un impératif sanitaire unique qui sacrifie les intérêts sanitaires particuliers à l’intérêt général, cependant que le train des mesures de soutien à l’économie amorce un retour de l’État-Providence. Aussi longtemps que durera l’épidémie, le triomphe d’Hygie semble assuré ».
Je remercie Albert Anouilh de sa communication très appréciée par les participants de l’AG. La première partie de sa recherche fait l’objet de la Lettre d’information n° 28.
Michel Lages,
Président du CRHSSMP
27 juin 2021
* Léon Bourgeois (1851-1925), avocat, haut fonctionnaire, homme politique, est un acteur majeur de la IIIe République radicale, successivement président du conseil des ministres (1895), de l'Assemblée nationale, du Sénat, président du premier conseil de la Société des Nations, prix Nobel de la paix. Partisan et promoteur de l'impôt progressif sur le revenu, il attache son nom au solidarisme comme doctrine sociale et pratique politique. À ce titre il s'inscrit dans le mouvement de réforme sociale qui se déploie entre 1880 et 1914. Fondé sur les sciences de la nature et les découvertes de Pasteur, le solidarisme postule une dette sociale originelle qui unit la communauté des hommes en un quasi-contrat, véritable contrat social qui les oblige solidairement, car "l'individu seul n'existe pas". Léon Bourgeois définit le solidarisme comme un "socialisme libéral".